Réinventer les paysages et dessiner les vols au Théâtre de Marionnettes de Porto
Réflexion autour de Lições de voo [Leçons de vol] (2019), création du Théâtre de Marionnettes de Porto, dans une mise en scène d’Isabel Barros. Un spectacle qui part de la poétique de l’acte de voler et met en lumière l’animisme dans le théâtre de marionnettes. Scénographie et chorégraphie se côtoient pour créer un espace onirique, nous invitant à prendre des risques et à récolter les désirs de vol et d’utopie logés dans notre imaginaire.
Mot-clés : Manipulation à vue, paysage, scénographie, animisme, poétique du vol
Lições de Voo. Teatro de Marionetas do Porto. Mise en scène d’Isabel Barros. FIMP’20 Festival Internacional de Marionetas do Porto 2020. Teatro Carlos Alberto (TeCa). 14 octobre 2020
Illusion et animisme
“Notre cœur, alourdi par les peines du jour, est guéri durant la nuit par la douceur et la facilité du vol onirique. Quand un rythme léger vient s’ajouter à ce vol, c’est le rythme même de notre cœur apaisé. N’est-ce pas alors en notre cœur même que nous sentons le bonheur de voler.”
Gaston Bachelard
Le rêve du vol est, selon Bachelard, lié à l’instinct de survivance et au besoin de légèreté ressenti par l’imaginaire de l’être humain. Si l’envie de voler est pour la psychanalyse liée à l’expérience cathartique, dans le cadre de la création théâtrale, la relation entre vol et catharsis résonne, ouvrant les possibilités dramaturgiques.
Lições de voo [Leçons de vol] (2019) du Théâtre de Marionnettes de Porto[1] propose d’explorer la poétique de l’acte de voler, menant à une découverte des variations de la gravité et de la suspension des marionnettes et des manipulateurs/interprètes. La dramaturgie a eu comme point de départ une vingtaine d’illustrations de João Vaz de Carvalho, faisant suite à la collaboration menée en 2013, pendant la mise en scène de Pelos Cabelos. Parallèlement au spectacle, la metteuse en scène a réalisé des ateliers d’illustration et d’écriture créative avec des enfants à partir de l’œuvre de João Vaz de Carvalho.
Le spectacle, classifié pour plus de 3 ans, évoque un ensemble de mouvements et de paysages associés aux figures de l’air, explorant les différentes possibilités de vol par des animaux, des humains et des machines. Par contraste sont évoquées les formes d’enracinement à la terre. Les mouvements liés à l’acte de voler se voient décelés : osciller, flotter, sauter, brasser, enjamber, tomber. À leur tour, les images qui motivent le vol s’enchaînent, représentées par des dispositifs scéniques et des marionnettes : une rampe pour planche à roulettes, une machine à voler, un canard, des oiseaux, le bruit du vent.
Le spectacle, extrêmement visuel, donne cependant le juste espace à la parole, multipliant les possibilités expressives des voix qui se partagent entre le chant, le récit, la poésie et la recréation des langages imaginés pour les figures de l’air. À quelques endroits dans le texte, les interprètes utilisent le langage gestuel portugais, reprenant l’expérience entamée dans la création Como um carrossel (2017), recours qui intensifie la poétique du récit, ouvrant les possibilités narratives. Il s’agit d’un autre récit qui raconte une deuxième version de l’histoire, en articulation avec les marionnettes. Les onomatopées deviennent visuelles et le geste semble prolonger la manipulation des êtres imaginaires.
Le lien entre le rêve du vol et l’appel au voyage est tissé par des onomatopées qui s’associent aux bruits du vent et à des jeux de mots, tel que le tour de parole entre les deux personnages qui se renvoient la balle en répétant : « Vou ! Voa ! » [Je vais ! Vol !], où la marionnette d’une jeune fille avec les cheveux en l’air penchant d’un côté essaye de s’envoler. Emportée par le vent et par le souffle des voix qui témoignent du désir de voler, la jeune fille saute, hésite, oscille, marche maladroitement et tombe plusieurs fois avant de risquer le vol.
Paysages en mutation
“Lorsque je m’allonge sur l’herbe, je me souviens du vertige que j’ai éprouvé à l’âge de six ans quand, allongé sur l’herbe, je pensais que si la pesanteur cessait, je tomberais dans le ciel.”
Édouard Levé
Si les figures de l’air sont hybrides, les paysages surgissent, à leur tour, avec des repères symboliques qui nourrissent l’identité dynamique des lieux évoqués. Les paysages sont aussi des éléments en mutation et à peine ébauchés, afin de nous laisser l’espace pour imaginer le lieu onirique de l’action : une dune qui devient une rampe de planche à roulettes ; une montagne enneigée qui devient un aérodrome. D’ailleurs, le paysage est souvent évoqué par le mouvement et la configuration des marionnettes sur scène. Par exemple, ce qui nous permet de reconnaître la neige et de situer l’action sur une piste de ski vient du mouvement d’une drôle de libellule qui glisse dans le toboggan, soufflant pour maintenir son équilibre, en essayant de vaincre le froid. En outre, nous observons aussi le mouvement inverse, quand le personnage devient un élément du paysage : « J’étais déjà le désert » affirme Flyer, justifiant son besoin de partir.
Abu est un lieu imaginaire situé dans le désert, habité par une jeune fille qui s’amuse à raconter le nombre d’oiseaux qui passent et par son grand-père qui lui apprend son secret pour pouvoir s’envoler sans ailes. D’après sa formule magique, il suffit d’écouter le vent, en soufflant profondément. Cet endroit sans frontières se situe sur une dune, grâce à un dispositif scénique central qui est une sorte de toboggan géant où s’enchaînent les possibilités de parcourir l’espace sur une pente. Derrière, un tremplin soutient le jeu ludique de l’ascension. Cependant, le mouvement de légèreté du saut est aussi exploré par le contraste entre la gravité et l’errance. Au-delà du rêve de légèreté, de liberté et d’envol que l’on reconnaît dans l’esthétique de la metteuse en scène, on dirait qu’il y a tout de même un lieu obscur qu’elle est intéressée à explorer ici. Le parcours du toboggan est souvent une escalade qui renvoie à la chute. Ainsi, la rampe qui mène au vol et au rêve devient un espace cloisonné où il faut se battre, avant de ressentir plus intensément l’émotion du décollage. Dans l’espace scénique qui confine leurs mouvements, les personnages sont souvent confrontés à la verticalité, attirés successivement par le haut et par le bas, par l’envol et par la chute.
Utopie et métamorphose
“Il énumérait les qualités de la substance vue en rêve : la légèreté, l’impalpabilité, l’incohérence, la mobilité des formes de la personne qui fait que chacun y est plusieurs et que plusieurs se réduisent en un, le sentiment quasi platonicien de nécessité. Ces catégories fantomales ressemblaient fort à ce que les hermétistes prétendaient savoir de l’existence de l’outre-tombe, comme si le monde de la mort eût continuité pour l’âme du monde de la nuit.”
Marguerite Yourcenar
La relation entre le vent et le souffle sera un lien conducteur de la narration et de l’esthétique du spectacle. Les images du vent sont recréées dans les ambiances sonores, les effets visuels et les voix qui soufflent, récréant le bruit du vent et le langage des oiseaux. Le vent et le souffle se matérialisent également par le mouvement des corps, explorant l’équilibre et le vertige en parcourant la dune, ou encore par les jeux de tremplin où les corps semblent insufflés dans les sauts et les chutes, par les figurines amples qui les rendent plus proches des créatures de l’air zoomorphiques des marionnettes.
La manipulation à vue amplifie l’effet de métamorphose inhérent aux marionnettes, ouvrant les possibilités de transformation des corps agrégés. L’acteur en interaction avec la forme animée multiplie les réseaux proxémiques, par la façon dont le corps actant occupe l’espace et se situe vis-à-vis de la matière. La visibilité de l’interprète face à l’objet manipulé expose sur scène les distances entre le corps actant et la forme animée, l’organique et le matériel.
Les marionnettes et demi-marionnettes sont des figures de l’air où les corps surgissent agrégés : une marionnette anthropomorphique voltige liée à un oiseau dans un corps-à-corps avec l’interprète. Les figures sont également placées en friction par leur matérialité, leur sonorité : le bruit des engins à voler contraste avec le chant des oiseaux. Les corps suspendus se voient aussi fragmentés : le haut du corps d’une marionnette décolle comme une fusée, tandis que ses jambes restent enracinées au sol, soulignant encore le contraste entre la gravité et la suspension. L’image du vol lié au rêve est explorée par ces deux mouvements contraires, nous situant dans un univers onirique qui accueille l’utopie et l’irréalisable. C’est dans ce sens qu’Isabel Barros se réfère à l’intemporalité des marionnettes, dont « les capacités illimitées ouvrent l’entrée dans le domaine du fantastique, de l’onirique. […] Avec la marionnette, le rêve ou les images des rêves peuvent être matérialisés » (Traduction libre).
Conclusion
La poétique du vol est un fil conducteur dans les spectacles d’Isabel Barros, identifié comme une source très chère dans son processus de création. Les marionnettes sont, dans son imaginaire, « des êtres de légèreté qui dessinent des poèmes par le mouvement. Libérées des contraintes fonctionnelles du corps humain, les marionnettes sont capables de transporter le public vers les lieux les plus surréels, touchant l’univers des rêves, notamment par le vol, ou par les suspensions dans l’air. » (Barros, 2015. Traduction libre.)
La présence des formes animées sur scène éveille l’interaction entre le visible et l’invisible. Avec la manipulation à vue, le marionnettiste joue en interaction avec la marionnette, découvrant les limites et les possibilités de son corps qui s’articule avec le corps fictif. Si l’acteur est en train de corporaliser l’objet (lui donnant vie), la matière est à son tour incorporée (faisant corps avec le comédien). L’objet avec son pouvoir de dissimulation et de transformation éveille de nouvelles capacités de perception, tout en explorant ses limites et formes de transgression.
À leur tour, les voies d’énonciation se complexifient avec la visibilité du comédien qui ne surgit plus dissimulé sur scène, mais en interaction avec la forme animée. Nous passons d’un acteur qui s’énonce en tant que Je suis caché pour s’affirmer visiblement dans un Je suis là. Les différents artefacts utilisés altèrent les réseaux spatiaux et proxémiques de l’acteur avec la forme animée.
Si les rêves, et notamment ceux qui convoquent l’image du vol, nous permettent de sonder l’âme et les carrefours de notre perception, les marionnettes sont des intermédiaires privilégiés pour nous inviter à déformer le réel et oser les vols d’utopie. Par leur pouvoir d’illusion et d’animisme, elles nous lancent le défi de franchir les limites de l’imaginaire et les possibilités de la représentation. Les modalités du langage et les réseaux narratifs se multiplient par la double présence des marionnettes et des interprètes en manipulation à vue. L’animisme inhérent au théâtre de marionnettes nourrit notre imaginaire par son pacte de métamorphose des matières en transformation.
Références
Bachelard, Gaston (1990). L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement. Paris : José Corti.
Barros, Isabel (2015). « Intérprete Espectador ». 15 años. 15 testemunhos Edição FIMFA Lx15 in Programme FIMFA Lx 15 (Consulté le 16/10/2020)
Barros, Isabel. « A intemporalidade das marionetas » Historique du Théâtre de Marionnettes de Porto (Consulté le 16/10/2020)
Levé, Édouard (2005). Autoportrait. Paris : P.O.L.
Yourcenar, Marguerite (1976). L’Œuvre au noir. Paris : Gallimard.
[1] La manipulation à vue est la technique utilisée au Théâtre de Marionnettes de Porto depuis la fondation de la compagnie, sous la direction artistique de João Paulo Seara Cardoso entre 1988 et 2010, date de son décès. Son legs dans le champ des marionnettes portugaises est inestimable. Fondateur et directeur artistique de la compagnie, il a développé un parcours innovateur où les techniques du théâtre de D. Roberto se voient récréées, inaugurant un style performatif de théâtre d’acteurs en interaction avec des marionnettes. Après 2010, Isabel Barros a poursuivi son rêve, inaugurant le Musée des Marionnettes de Porto en son hommage et prenant la direction artistique du Théâtre.Catarina Firmo : Chercheuse au Centre d’études théâtrales de l’Université de Lisbonne, dans un projet dédié au théâtre de marionnettes contemporain. Enseignante au Département de théâtre de l’École supérieure d’éducation de Lisbonne. Entre 2009 et 2016, elle a été enseignante de langue et de littérature portugaises à l’Université de Paris 8. Docteure en études portugaises et en études théâtrales à l’Université de Paris 8, en co-tutelle avec le Centre d’études théâtrales de l’Université de Lisbonne.
Catarina Firmo
in Critical Stages / Scènes Critiques, The IATC journal/Revue de l’AICT – December/Décembre 2020: Issue No 22